Une carte tirée à la va-vite, une musique planante, un regard fixe face caméra :
“Si tu tombes sur cette vidéo, c’est que ce message t’est destiné.”
Des millions de jeunes y croient, ne serait-ce qu’un instant. Dans le flux hypnotique de TikTok, Instagram ou Facebook, la voyance s’est muée en promesse de sens instantané.
On appelle cela la voyance 2.0 : une nouvelle génération de pratiques où les cartes se tirent en direct, les anges se conjuguent avec les algorithmes, et la foi se mesure en nombre de vues.
Mais sous les paillettes mystiques se cache une économie redoutable, bâtie sur la détresse, le doute et la solitude émotionnelle.
L’économie du mystique
Le marché mondial de la “spiritualité numérique” est estimé à plus de 3,5 milliards de dollars (source : Allied Market Research, 2024).
Rien qu’en France, les requêtes “tirage tarot gratuit” ou “lecture d’âme” ont explosé de +180 % sur Google en trois ans.
Les réseaux sociaux, TikTok, Instagram et Facebook en tête, sont devenus les vitrines de cette économie parallèle.
Le hashtag #spiritualité dépasse 25 milliards de vues sur TikTok, #tarot en affiche plus de 20 milliards, et sur Instagram, les “reels mystiques” atteignent parfois plus de dix millions de vues pour un seul tirage collectif.
Ces nouveaux “influenceurs ésotériques” génèrent des revenus via les lives monétisés, les cadeaux virtuels, les liens PayPal ou CashApp glissés en message privé, et les abonnements premium sur Instagram ou Facebook.
Certains vendent aussi des “guidances personnalisées” via Messenger, en jouant sur la proximité affective.
Selon la plateforme Influencer Marketing Hub, un compte de 100 000 abonnés peut gagner jusqu’à 2 000 € par mois rien qu’en dons et interactions mystiques.
La croyance devient un modèle économique.
Le piège de la gratuité
Tout commence souvent par une annonce inoffensive :
“Pose ta question gratuitement, je t’envoie ton message de l’univers.”
Sur Instagram, la promesse se glisse dans une story envoûtante, sur Facebook dans une publicité ciblée.
Le lien mène à un formulaire ou à un message privé. La première réponse est volontairement floue mais inquiétante : “Je sens un blocage autour de toi.”
Puis vient la suite : “Je peux t’aider à le lever, mais il faut agir vite. Voici mon lien PayPal.”
C’est le mécanisme classique de la vente d’anxiété : créer la peur, proposer la solution, facturer la délivrance.
L’argent circule, souvent sans trace officielle ; les comptes disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.
Les associations de consommateurs signalent une hausse de 60 % des plaintes liées à la “voyance en ligne” depuis 2022 (source : DGCCRF).
Les jeunes, génération sous influence
Les 18-30 ans constituent le public le plus exposé.
Selon une enquête IPSOS 2024, un jeune sur trois en Europe dit avoir déjà consulté un “médium” ou un “tarologue” sur TikTok ou Instagram.
La moitié d’entre eux admet l’avoir fait “dans une période de mal-être”.
Les psychologues notent un glissement : la recherche de guidance devient une recherche d’identité.
Le sociologue David Le Breton l’explique : “Dans une société désenchantée, les jeunes cherchent à reconnecter le visible et l’invisible. Les réseaux leur vendent cette illusion de lien cosmique immédiat.”
Mais sur Instagram, le spirituel se confond avec le lifestyle : cristaux alignés sur des tapis de yoga, citations pseudo-sages entre deux placements de produits.
Sur Facebook, ce sont des groupes privés de “voyance gratuite” qui pullulent, véritables terrains de chasse pour les escrocs.
La détresse devient donnée comportementale.
Chaque mot-clé, rupture, angoisse, trahison déclenche une avalanche de contenus ciblés.
Plus la fragilité s’exprime, plus la plateforme la monétise.
L’économie de la vulnérabilité
Les escrocs ont compris que la douleur se convertit en clics.
Ils jouent sur la psychologie de l’attente : l’amour perdu, le futur incertain, la peur du vide.
Chaque promesse agit comme une micro-dose d’espoir ; chaque tirage payant, comme une injection de sens provisoire.
“On parle ici d’une forme d’addiction émotionnelle”, observe Anne-Laure Philibert, psychiatre spécialiste des usages numériques.
“Le cerveau libère de la dopamine à chaque validation perçue comme spirituelle. Le sentiment d’être ‘vu par l’univers’ devient une récompense chimique.”
Ce que l’on croyait être un rituel spirituel devient un conditionnement algorithmique.
Les plaintes et le vide juridique
Les plateformes prétendent lutter, mais les procédures sont lentes.
TikTok ferme des comptes, Instagram suspend des profils… que d’autres rouvrent aussitôt sous un nouveau nom ou grâce à un avatar fabriqué grâce à une IA (Intelligence Artificielle).
La DGCCRF et la Brigade numérique reçoivent désormais des signalements hebdomadaires pour “escroquerie spirituelle”.
Certaines victimes parlent de sommes dépassant 2 000 €, prélevées par petites tranches “pour achever le rituel”.
Un rapport de la Commission européenne (mars 2025) alerte sur “une explosion des micro-fraudes liées aux contenus spirituels viraux”, évoquant un taux de signalement en hausse de 240 % depuis 2021.
Mais la loi peine à suivre : la frontière entre “consultation spirituelle” et “prestation de divertissement” reste floue.
Résultat : la plupart des escrocs opèrent impunément, souvent depuis l’étranger, à travers Facebook Messenger, Telegram ou WhatsApp.
Les vrais voyants éclipsés
Pendant ce temps, les praticiens honnêtes, ceux qui travaillent avec conscience et éthique, se retrouvent marginalisés.
Leur approche, plus lente, plus humaine, ne rivalise pas avec le rythme des vidéos virales.
Ils refusent de promettre, préfèrent éclairer ; mais le marché, lui, réclame du spectaculaire.
“Les réseaux sociaux ont nivelé la voyance par le bas”, confie un médium professionnel sous anonymat. “Ce n’est plus une relation de confiance, c’est un flux de consommation.”
Pourtant, la vraie voyance demeure : celle qui ne vend pas la peur, mais la compréhension.
Comment reconnaître la manipulation
Quelques signaux simples :
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Un voyant qui garantit un résultat ou prétend tout savoir de ton avenir.
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Qui parle d’“urgence énergétique” ou de “travail à finir”.
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Qui te dit que tu es “victime d’un envoûtement”, que “quelqu’un t’a jeté le mauvais œil”, ou que ton énergie est “bloquée par des forces sombres”.
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Qui réclame un paiement PayPal ou Messenger pour “lever le sort” ou “purifier ton aura”.
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Ou qui t’incite à couper des liens avec tes proches, sous prétexte qu’ils “t’empêchent d’évoluer”.
Ces discours sont des alarmes.
L’idée d’un “envoûtement” est l’arme favorite des escrocs : elle installe la peur, la dépendance, et ouvre la porte à une série de paiements soi-disant “libérateurs”.
Aucun vrai voyant ne parle de malédiction ou de sort jeté pour justifier une dépense.
Le vrai professionnel explique, éclaire, responsabilise.
Il t’aide à reprendre ton pouvoir — jamais à le lui donner.
Vers une reconquête spirituelle
Il est temps de séparer la foi du commerce, la guidance du spectacle.
Les jeunes générations méritent mieux qu’un marketing du désespoir, menant au chaos social.
La voyance doit redevenir un espace d’écoute, pas un marché de la peur.
La technologie peut servir cette mission : en encadrant les pratiques, en exigeant la transparence, en valorisant les professionnels déclarés.
Mais le premier pas reste intérieur : réapprendre à douter, à se questionner, à reconnaître la vraie lumière de la mise en scène.
La spiritualité ne se consomme pas.
Elle s’expérimente, dans le silence, dans la rencontre, dans la vérité du cœur.
Les réseaux peuvent propager la lumière ou l’ombre ; à chacun de choisir ce qu’il partage.
— Claudine Kanditel